« Les rythmes sont issus des ténèbres, des ténèbres que je me suis efforcé d'illuminer à ma façon… » La personnalité d’Ahmet Yıldırım « Mısırlı » dénote sacrément dans la très sérieuse Collection grands interprètes méditerranéens du label En Chordais. Mal connu en Europe, l'artiste turc s’est fait une réputation dans le monde bien particulier des darbki – en arabe : joueurs de derbouka –. Inspiré vraisemblablement par le tabla indien, Ahmet a popularisé sur cet instrument le roulement doigt à doigt, ou « split-finger », désormais indissociable de son patronyme chez ses pairs.
Originaire d’Ankara, cet artiste décalé se passionne pour la technique des percussions d'Egypte, « le paradis des joueurs de derbouka » pour reprendre sa propre expression. C'est dans ce pays d'adoption qu'il acquiert la notoriété et le sobriquet de « Mısırlı » – en turc : l'Egyptien – avec. A l’unisson de ses pairs, Ahmet loue son homologue égyptien Said El Artist, référence indiscutée de la derbouka/tabla dans son pays. Le turc enregistre en 1992 son premier CD Oriental Dance & Percussions avant quelques errances dans l'ethno-jazz et les inspirations hispaniques. Son aisance n'a d'égal que sa loquacité. Ce nouvel album sur le label grec foisonne donc de fantaisies et de surprises.
Que se passe-t-il dans les « ténèbres » d’Ahmet ? De son propre aveu, l'interprète affectionne de jouer dans le désert, où il trouve son inspiration. Désert cairote, Sinaï ou Anatolie, « dans le désert, (...) tous mes sens sont exacerbés au plus haut point. » Tel Moïse sur la montagne, l'oreille de Mısırlı entend d'abord ses œuvres dans la solitude des dunes. Ses mirages superposent les polyrythmies de percussions : derbouka, bruits de bouche (The story of 6/8), bendir (When Levent is flying), cymbalettes ou maracas en cougourde. De loin en loin, chacune d'entre elles subdivise de façon ludique les mesures lentes du dof ou du bendir. Nappés en couches multipistes, les roulements de ses fameux « split-finger » dentellent le temps en confettis sonores. Les autres pistes sont des prises live en monopiste, généralement sur le doholle égyptien.
L'accordéon nostalgique de Farukh Mohammed Hasan joue les trouble-fête, lorsqu’il fait irruption au milieu des dunes de 3 A.M. in Cairo, entre merdoum soudanais et chanson populaire. Le doholle illusionniste se mue ensuite tour à tour en tabla indien (Darbuka raga) ou en djembé africain (Gezgin). En marge de ces compositions, les titres When Levent is flying et 3 A.M. in Cairo font référence respectivement à son frère Levent et à la formation égyptienne 4 A.M. avec laquelle il a collaboré dans les années 1990.
Ni inventaire, ni album de genre, la créativité déployée ici éclaire les ténèbres de son interprète. Sa vision naturelle et anticonformiste s’incarne dans des compositions progressives et toniques. En marge des récompenses officielles, Ahmet Mısırlı défend d'ailleurs sa vision iconoclaste de la transmission musicale : sa spontanéité, sa méthode, ses descriptions prophétiques, ses ateliers (Mısırlı Ahmet Ritim Atölyesi et la récente Galata Rhythm School). Tout son travail est un manifeste pour une passation exclusivement pratique de la musique.
Par Pierre D’Hérouville | akhaba.com